“Et puis en ce moment, je m’occupe, comme tout le monde, je m’occupe d’une chose, je lis sur le Big Bang, la création de l’univers, de la courbure infinie, tout ça, comment ça s’est fait, le Big Bang. Il faut dire, à l’origine des choses, il n’y avait pas le Big Bang, il y avait le Z. […] Eh le Big Bang, oui… il faudrait le remplacer par le Z qui est, en effet, qui est le Zen, qui est le parcours de la mouche. Là, ça signifie quoi ? Pour moi, voilà, c’est encore… Si j’invoque le zigzag, c’est que c’est ce qu’on disait tout à l’heure sur pas d’universaux mais des ensembles de singularités. La question, c’est comment mettre en rapport des singularités ou des potentiels [… Il y avait le précurseur sombre, et puis l’éclair qui… C’est comme ça que le monde naît, quoi. Il y a toujours un précurseur sombre que personne ne voit, et puis l’éclair qui illumine, et c’est ça le monde, quoi. Et ça devrait être ça la pensée, ça doit être ça la philosophie, c’est ça le grand Z”.
(G. Deleuze, L’Abécédaire)
La cosmologie représente la marge de la pensée contemporaine, l’impensé de toute réflexion ontologique et métaphysique : à l’ombre de la métaphysique et aux confins de l’ontologie, la cosmologie subvertit les fondements de la première et repousse les frontières de la seconde. En ce sens, la puissance de la cosmologie est de s’aventurer dans des idées partiellement philosophiquement inexplorées, mais constitue aussi un pari théorique et poétique que la contemporanéité nous demande de faire.
La cosmologie est donc un courant de pensée mineur dont il convient de sonder les effets pratiques et la profondeur théorique.
La cosmologie se nourrit de la tâche inextinguible d’articuler une pensée sur la globalité et la totalité tout en négociant son ouverture radicale et contradictoire. La cosmologie est structurellement ambivalente : d’une part, une véritable réflexion cosmologique implique une théorie du tout, mais, d’autre part, elle ne cesse de le figurer dans son infinie et constamment différée évènementialité. Celle de la cosmologie est donc une vocation pour le paradoxal, et le chimérique. La cosmologie est au fond un pari perdu, une tentative faillibiliste de déterminer le périmètre d’« un monde d’universelle variation, universelle ondulation, universel clapotement » (Deleuze 1983 : 86). En ce sens, la puissance du cosmos est en principe incirconscriptible, sans pour autant être en aucune façon transcendante.
La pensée deleuzienne peut faire office de précurseur car Deleuze dessine les marges d’une nouvelle géographie du cosmos : sa vision à la fois absolue et absolument immanente du réel véhicule au sein de la réflexion philosophique la double nécessité paradoxale de tenir ensemble une conception globale du tout et sa dimension d’articulation toujours ouverte et évènementielle.
La question brûlante au centre de ce numéro de La Deleuziana est donc de savoir quelle est l’utilité (pour la vie et pour la pensée) d’une théorie de la totalité, ainsi que quel pourrait être le statut du concept de totalité dans la pensée deleuzienne et, plus généralement, dans la pensée contemporaine.
Aujourd’hui, exhumer le cadavre d’une théorie du tout, dont on ne reconnaît peut-être même plus le visage, ne peut être qu’une manière de resémantiser ses termes et d’éroder ses présupposés de l’intérieur, c’est-à-dire de manière intensive : c’est cet espace théorique que la pensée de Deleuze semble entrevoir et dont nous voudrions sonder la nature heuristique.
Problématiser la relation entre ontologie, cosmologie et métaphysique, penser leurs possibles jonctions et disjonctions, c’est la forme que prend dans ce numéro la question autour de la possibilité de penser la philosophie deleuzienne comme une véritable cosmologie. Les contours d’une cosmologie transversale, transindividuelle et transpécifique semble se dessiner à travers les réflexions deleuziennes, mais il y a un besoin supplémentaire d’une « machination herméneutique » (Vignola 2018) sur le sujet, afin de saisir les « implicatures » que l’œuvre deleuzienne ne cesse de produire. En d’autres termes, la pensée de Deleuze semble faire signe vers la cosmologie, mais la puissance du cosmologique reste encore partiellement inexplorée.
L’un des points problématiques que ce numéro se propose d’analyser est certainement celui de l’articulation entre la raison et la cosmologie. Après tout, la cosmologie, du moins aux yeux des modernes, a toujours porté en elle un goût de déraison, voire de primitivisme, pour employer un terme désuet et éculé. La cosmologie a toujours semblé être l’envers de la carte du monde rationnel, un milieu théorique et pratique où sont constamment à l’œuvre des puissances et des forces qui échappent aux contraintes modernes. Comment, dès lors, mettre en relation une nouvelle pensée cosmologique et la raison, entendue au sens le plus large possible du terme ?
Toute la pensée de Deleuze porte d’ailleurs les marques de cet affrontement avec la raison, le raisonnable et le sens commun. Son usage des outils produits par les sciences a toujours été en conflit subtil mais constant avec les usages contraints que la société capitaliste impose à ces mêmes armes conceptuelles. Comment ce conflit, cette affirmation de nouveaux usages d’outils anciens, peut-il nourrir une nouvelle cosmologie deleuzienne ?
Une autre voie à poursuivre est la relation entre le virtuel et le cosmos, en explorant dans quel sens un transcendantal qui n’est pas plus large que toutes ses explications peut être configuré comme une pré-condition mobile de chacune de ses expressions et en quels termes le virtuel représente la (cosmo)genèse sans commencement de toutes choses, rien d’autre qu’un zigzag cosmique.
La pensée de Deleuze semble conduire à interroger de manière virulente les philosophèmes du commencement et de la fin (de toutes choses) et à le faire sous une clé cosmique, engageant un combat corps à corps avec les réifications absolutisantes des concepts de commencement et de fin, qui tendent à être assimilées à des points de jaillissement ou à des fermetures hermétiques et définitives. Au contraire, Deleuze détecte leur ouverture et leur illimitation continues.
Dans cette perspective, le commencement du monde, de la philosophie et de la pensée ne sont rien d’autre que les effets optiques illusoires du paradigme de la représentation, auquel doit être substitué le paradigme de la différent/ciation et de la genèse, des puissances dynamiques qui s’ouvrent comme une brèche en éventail sur un passé pur qui ourle virtuellement chaque actualisation, sans jamais déterminer un « alpha » du commencement.
Le virtuel est l’ombre du cosmos, le passé qui poursuit topologiquement chaque ligne et occasion de l’actuel sans jamais le transcender ; c’est-à-dire que le passé pur pour Deleuze est une trace indélébile qui marque chaque détermination et la relie à un champ informel sans origine d’où chacune d’elles émerge. La cruauté du commencement est son absence structurelle et son état de disparité continue. Pour Deleuze : « le vrai commencement philosophique, c’est-à-dire la Différence, est déjà en lui-même Répétition » (1968 : 169-170). Le tissu cosmique de l’immanence est donc un enchevêtrement réticulaire où l’origine s’enfonce dans le tunnel infini de l’événement, « labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est indivisible, incessant » (Deleuze 1993 : 41), qui n’a ni début ni fin.
Le cosmos dans sa virtualité est un précurseur sombre qui précède comme le tonnerre chaque éclair et chaque éclat (de l’actuel), ne cessant jamais de guider son évolution intensive. Le précurseur sombre est un passé topologique et intemporel, dont le rythme est attribué à une temporalité non pulsée et cosmique : le passé (virtuel) est simultané à chaque maintenant (actuel). C’est exactement la puissance du cosmos : rompre toute diachronie, vers une temporalité hors de ses gonds, synchronie parfaite de l’éternel.
De plus, l’évolution du cosmos est configurée comme l’établissement continu d’un équilibre métastable entre chaos et kosmos. La trajectoire qui unit l’ordre et le chaos est celle d’une synthèse disjonctive recueillie dans le terme guattarien de chaosmose (Guattari 1992), un mot encore peu étudié que ce numéro de La Deleuziana se propose d’approfondir. Il s’agit de mettre en évidence l’irréductible mutualité entre la ligne de fuite, c’est-à-dire la virtualité du cosmos, le plan d’immanence, la multiplicité informelle qui tamise le chaos et donne consistance à ses vélocités infinies (Deleuze and Guattari 1992), et les lignes molaires qui président à la formation de toute structuration ordonnée et hiérarchisante. En somme, il s’agit de problématiser la relation entre le virtuel et l’actuel, en saisissant la puissance de ce nexus dans son souffle cosmique.
Un autre nœud intéressant dans ce numéro est l’élaboration de ce que nous pourrions appeler une cosmologie de la déraison, une spécification de cette relation trouble entre la pensée rationnelle et la cosmologie. Après tout, Deleuze n’a jamais caché qu’il imaginait sa philosophie comme une opération d’aberration théorique. C’est presque devenu un cliché d’associer la pensée de Deleuze, avec ou sans Guattari, à la folie, comprise à la fois dans un sens libérateur et explosif et dans un sens paranoïaque et dystopique. Des signes nomades d’Artaud au thème du contrôle moléculaire, la réflexion deleuzienne est traversée de fond en comble par une conceptualisation complexe et non médicalisée de la déraison. Et Deleuze lui-même, après tout, a qualifié sa pensée de rien moins qu’une science-fiction apocalyptique. Comment, alors, l’apocalypse et la folie interagissent-elles dans la pensée du cosmos ? Peut-il y avoir un Deleuzianisme des ” dernières choses ” ? Un cosmos aberrant ?
Un autre itinéraire intéressant qui semble émerger spontanément au sein de la pensée contemporaine est une alliance possible entre les questions que la philosophie deleuzienne laisse ouvertes et l’anthropologie. À cet égard, le thème des cosmologies non occidentales (Viveiros de Castro, 2009, 2012, 2014,), capables de reconfigurer la force cosmologique et cosmomorphique (Montebello 2016) de la philosophie, est particulièrement pertinent. Sous cet éclairage, la notion de devenir-autre décompose le binarisme classique de la pensée moderne (nature/culture, masculin/féminin, âme/corps, sujet/objet…), proposant un surprenant retour aux choses, aux entités du monde et aux dynamiques de devenir qu’elles sont capables de mobiliser.
Enfin, ce numéro accueillera également des œuvres de fiction ou de théorie-fiction. Mus par l’idée que la fabrication du cosmos ne peut être réduite à une tâche philosophique, nous chercherons des méthodes alternatives pour sonder les visions cosmologiques. La narration sera traitée comme un moyen de construire des “univers éprouvettes” et la capacité de provoquer ou d’inhiber les visions cosmologiques sera au cœur de ce numéro.
Principales voies théoriques (mais non exclusives) :
1. Différence entre cosmologie, métaphysique et ontologie. Quel est le rapport entre la cosmologie, l’histoire de la métaphysique et la pensée occidentale ? La pensée de Deleuze peut-elle être considérée comme une cosmologie ? Quelle est l’utilité (pour la vie, pour la pensée) d’une théorie du Tout ? Quel statut a le concept de totalité au sein de la pensée deleuzienne et contemporaine ?
2. Relation entre rationalité, spéculation scientifique et cosmologie. Quelle est la relation entre la pensée cosmique et la raison scientifique ? Comment articuler une épistémologie du problématique ? Quelles logiques (de virtualité, d’événementialité) peuvent soutenir une pensée spéculative ? Quelles logiques sont propres à une pensée cosmologique ? Existe-t-il une Raison cosmique au-delà de la modernité occidentale ?
3. Le début et la fin de toute chose. Comment la pensée de Deleuze peut-elle resémantiser les concepts de début et de fin du monde ? Quel est l’avenir de la philosophie comme science-fiction apocalyptique ? Quel est le statut ontologique du concept de cosmogénèse dans une cosmologie du devenir ?
4. Délire et cosmos. Comment activer la pensée chaosmique dans la théorie contemporaine ? Quel rôle jouent le délire et les forces aberrantes dans la cosmologie deleuzienne ? Quelle relation (ou quel conflit) unit la raison et le chaos ? Quelle cosmologie pour le cruel ? Pour la schizophrénie ? Pour l’asignifiant ? Pour la misosophie primaire ? Quelle cosmologie pour la création ?
5. Cosmologies non-occidentales. Quelle est la relation entre la pensée de Deleuze et les cosmologies non-occidentales ? Comment pouvons-nous imaginer de nouvelles relations avec la Terre, le non-humain et l’inhumain ? Comment pouvons-nous dépasser les dualismes classiques de la pensée moderne (nature/culture, homme/femme, âme/corps, sujet/objet…) ?
6. Philo-fiction et cosmos. Comment le geste littéraire, poétique, peut-il être l’expression d’une vision cosmologique radicale ? Comment la littérature contemporaine a-t-elle expérimenté de nouvelles images du cosmos (new weird, splatterpunk, elevated horror…) ?
RÉFÉRENCES
Deleuze, G. (1983). Cinéma 1. L’image-mouvement. Paris : Éditions de Minuit.
Deleuze, G. (1993) Critique et Clinique. Paris : Éditions de Minuit.
Deleuze, G. (1968). Différence et répétition. Paris : Presses Universitaires de France.
Deleuze, G. & Guattari, F. (1992) Qu’est-ce que la philosophie? Paris : Éditions de Minuit.
Guattari, F. (1992). Chaosmose.Paris :Galilée.
Montebello, P. (2016). Métaphysiques cosmomorphes : La fin du monde humain. Paris : Les presses du réel.
Vignola, P. (2018) La funzione N. Sulla macchinazione filosofica in Gilles Deleuze. Napoli-Salerno : Orhotes.
Viveiros de Castro, E. (2009). Métaphysiques cannibales : pour une anthropologie post-structurale. Paris : Presses Universitaires de France.
Viveiros de Castro, E. & Da nowski D. (2014). « L’Arrêt de monde ». In : De l’Univers clos au monde infini, ed. Émilie Hache. Bellevaux : Dehors.
Viveiros de Castro, E. (2012). Cosmological Perspectivism in Amazonia and Elswhere. London/Manchester: Hau.
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