Au sein du vaste panorama des études deleuziennes émerge à travers le monde un intérêt pour les mathématiques qui ont inspiré la dialectique de la différent/ciation. Ce nouveau intérêt est crucial pour comprendre la position de la philosophie deleuzienne par rapport à d’autres ontologies mathématiques ou formelles, comme celle d’Alain Badiou, et pour comparer son approche aux matérialismes et réalismes spéculatifs qui redécouvrent le lien fondamental qui existe entre la modélisation scientifique de la réalité et le problème philosophique de la connaissance. D’habitude, les études deleuziennes se concentrent sur le processus d’individuation qui se produit au niveau de l’actuel, sans trop prêter attention aux structures différentielles du virtuel qui permettent à ces processus de devenir. C’est dans ce contexte que depuis quelques années les concepts deleuziens de « différentiel », « singularité », « pli », « multiplicité », et « série » ont été compris comme renvoyant au niveau des conditions virtuelles d’actualisation des êtres réels, c’est-à-dire au modèle mathématique de la genèse différentielle telle qu’elle se trouve chez Leibniz, Maïmon, Lautman, et Riemann.[1] Ces études apportent un éclairage nouveau sur le processus d’actualisation qui va des conditions virtuelles du problème, à savoir la distribution des singularités (les relations différentielles), à leurs résolutions, c’est-à-dire aux êtres actuels qui résultent d’une opération d’intégration.
La perspective deleuzienne est inspirée par Leibniz et Maïmon, qui considéraient que la représentation procède de règles idéelles qui président à la genèse de la réalité, de manière à légitimer la construction subjective de l’objet. Plutôt que de recourir à une abstraction purement inductive, ou à l’application arbitraire de concepts a priori, Leibniz et Maïmon ont envisagé la représentation comme étant déterminée par les mêmes conditions différentielles permettant la genèse d’entités réelles. En ce sens, la connaissance découle des conditions d’existence des objets matériels. Suivant la philosophie des mathématiques d’Albert Lautman,[2] Deleuze développe une description différentielle de la genèse de l’individu qui équivaut à une dialectique anti-hégélienne où dx, symbole de la différence, remplace le rôle de la contradiction dans le moteur de l’histoire.[3] Pour Hegel, la différence doit être poussée à la contradiction afin d’être résolue dans l’identité universelle de l’Idée. Selon Lautman, les idées sont les conditions de problèmes variables qui permettent une multiplicité de résolutions. De la même manière, le plan d’immanence de Deleuze est animé par la variation de la distribution des différences (singularités) qui constituent les conditions d’actualisation de réalités hétérogènes non-contradictoires qui ne peuvent être réduites à une unité ou identité universelle. De plus, étudier la relation de Deleuze avec l’histoire du calcul infinitésimal permet de clarifier sa position concernant le modèle computationnel de la cognition : plutôt que de réduire l’activité de la pensée à la manipulation de d’informations distinctes, il s’intéresse à la genèse des formes discrètes à partir du continu, en s’appuyant sur le rôle des intensités (des différences sensibles).
Cependant, ce numéro ne vise pas seulement à réévaluer le travail de Deleuze sur les mathématiques, mais vise avant tout à produire, dans l’esprit de la philosophie de la différence, de nouveaux concepts et de nouveaux outils théoriques nous permettant de traiter des problèmes actuels, tels que la révolution technologique et digitale. Plus particulièrement, ce numéro se concentre sur les travaux récents d’Alessandro Sarti et Giovanna Citti, qui ont créé un nouvel outil mathématique appelé « hétérogénèse différentielle ».[4] Ce dernier permet de formaliser l’ambition de Deleuze de traiter des opérateurs différentiels hétérogènes de manière à répondre à la nécessité de dépasser les limites techniques de la physique mathématique qui nécessite des opérateurs exclusivement homogènes et un espace de phase donné a priori. C’est par rapport à ce besoin que l’hétérogenèse différentielle vise à fournir une description mathématique de l’émergence et de la création de formes dont les conditions ne sont pas données a priori dans un ensemble défini de possibles. En d’autres termes, l’hétérogenèse différentielle nous permet de prendre en compte les variations historiques de l’espace de phase (l’ensemble des trajectoires possibles) plutôt que de nous limiter aux trajectoires déjà incluses dans un modèle donné. L’hétérogenèse différentielle permet donc de prendre en compte le devenir ou la différenciation des conditions a priori, dont le devenir est responsable de l’actualisation de réalités hétérogènes.
Par conséquent, ce numéro propose d’étendre ce modèle scientifique à l’étude de phénomènes que la modélisation mathématique classique ne parvient pas à décrire de manière satisfaisante, tels que les événements historiques dont la variation ne peut être établie a priori pour un ensemble donné de résultats possibles, comme l’évolution des formes de vie, de langue, du savoir, des expressions artistiques ou théoriques et des inventions technologiques. L’hétérogenèse identifie ses propres domaines empiriques à la production dynamique d’objets concrets étudiés par les sciences cognitives (la structure matérielle du cerveau et l’émergence de la pensée), par les sciences de la vie (les devenirs phylogénétiques), la sémiotique (la genèse du sens), l’histoire (les micro-histoires particulières non réductibles à l’histoire universelle), la politique (l’émergence de flux insurrectionnels issus de la multitude) et la pratique artistique (l’expérimentation productrice de mondes alternatifs). L’objectif de ce numéro est donc de présenter les études récentes sur les mathématiques qui ont influencé Deleuze et les nouvelles approches qu’elles ont inspirées, tel que le nouvel outil introduit par Sarti et Citti sur l’hétérogenèse différentielle, afin d’ouvrir un débat sur son utilisation possible, tant du point de vue théorique que pratique, et dans d’autres domaines – sans oublier la tradition philosophique dont cette approche est l’héritière – et sur sa pertinence pour faire face aux problèmes liés à la situation politique et économique actuelle qui se caractérise par une transformation technologique de l’existence.
Les sujets couverts incluent, mais ne sont pas limités à:
- Deleuze, les mathématiques et la logique : la relation de la philosophie deleuzienne avec les mathématiques, la logique et réciproquement (la réception de la philosophie deleuzienne par les mathématiciens et les logiciens).
- La tradition philosophique dans laquelle Deleuze s’inscrit et qui considère la logique transcendantale (qui s’intéresse aux conditions de genèse et d’existence des objets réels) en tant que fondement de la logique générale (qui traite des relations formelles entre concepts).
- Hétérogenèse en mathématiques ; le calcul différentiel, la morphogenèse
- Hétérogénèse appliquée à d’autres domaines (biologie, sémiotique, histoire, etc.) afin de traiter de de la création de l’imprévisible
- Deleuze, le numérique, la computation, l’intelligence artificielle, etc.
- Hétérogenèse et expérimentation artistique
- Hétérogénèse et production de subjectivité et de sociabilité
Le texte complet (20 000 à 50 000 caractères, espaces compris) doit être envoyé avant le 1er octobre 2019 à l’adresse suivante: redazione@ladeleuziana.org
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Calendrier de publication
1er octobre 2019 : date limite d’envoi des articles
1er janvier 2020 : fin du processus d’évaluation
1er mars 2020 : fin de la période de révision
15 avril 2020 : épreuves
1er mai 2020 : publication
[1]See: Simon Duffy, S. [2013]: Deleuze and the History of Mathematics – in Defense of the New, London: Bloomsbury; Duffy, S. [2006]: Virtual Mathematics, London: Clinamen; Somers-Hall, H. [2012]: Hegel, Deleuze and the Critique of Representation, New York: SUNY Press; Van Tuinen & McDonnel (ed.) [2010]: Deleuze and the Fold: a Critical Reader, New York: Palgrave; Anna Longo [2016]: « Le modèle mathématique à la base de la philosophie de Deleuze permet-il d’accéder à une réalité en-soi? », in Implications-philosophiques.org
[2]See: Albert Lautman [2011]: Mathematics, Ideas and the Physical Real, London: Continuum.
[3]See Difference and Repetition, London: Continuum, 2001, p. 170.
[4]See Alessandro Sarti, Giovanna Citti, David Piotrowski, “Differential heterogenesis and the emergence of semiotic function” May 31, 2018 http://cams.ehess.fr/wp-content/uploads/sites/20/2018/06/etero10.pdf