Rythme, chaos et homme non pulsé*. Vers une philosophie chaosmique – Call for papers

Zarathoustra n’a que des vitesses et des lenteurs, et l’éternel retour, la vie de l’éternel retour, est la première grande libération concrète d’un temps non pulsé.
Deleuze & Guattari 1980 : 329
La Nature apparaît comme personnage rythmique aux transformations infinies.
Deleuze & Guattari 1980 : 393
L’identité-relation […]
– est donnée dans la trame chaotique de la Relation et non pas dans la violence cachée de la filiation ; […]
  – ne se représente pas une terre comme un territoire, d’où on projette vers d’autres territoires, mais comme un lieu où on « donne-avec » en place de « com-prendre ».
Édouard Glissant 1990 : 158

 

Le thème du rythme, comme celui du son et de la musique, a toujours fait partie du Plateau-Deleuze. Apparemment, Deleuze aurait développé un intérêt constant pour le discours rythmique et musical à partir, seulement, de la deuxième moitié des années 70 et, seulement, à la suite de sa collaboration avec Guattari. Toutefois, il est aussi vrai que, caché dans les plis de la philosophie de la différence de Deleuze, les thèmes de la répétition-mesure – la répétition comme symétrie, orientée et codifiée – et de la répétition-rythme – la répétition comme puissance, productive et différenciante – apparaissent déjà dans les premières pages de Différence et répétition(1968). De plus, dès 1964, dans son livre Proust et les signes, Deleuze avait reconnu que l’essence proustienne n’était autre que « la Différence absolue et ultime » (53), alors que seul le septuor de Vinteuil pouvait prétendre que le monde des différences peut exister sur Terre. Où habitait donc cette gamme de différences ? Proust écrit justement que « [g]râce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini… » (cité par Deleuze, 1964 : 55).

Ainsi, Deleuze, dans les années 70, analysait déjà la musique et le rythme à travers Nietzsche et Proust, qui ont tous deux mis ces thèmes au cœur de leur sensibilité et de leurs écrits. Plus particulièrement, selon Deleuze, Nietzsche est le philosophe qui, du fait de son profond déni de la mesure propre à son temps et de la civilisation européenne à laquelle il appartient, identifie au prix d’une intuition douloureuse le rythme libérateur de notre essence. Nietzsche présente ce concept sous le masque de son fameux « personnage rythmique », Zarathoustra. A travers lui, il énonce la plus énigmatique de toutes les doctrines spirituelles jamais conçues par un esprit humain, l’Eternel Retour, que Deleuze identifie justement comme « la première grande libération concrète d’un temps non pulsé » (1980 : 329) : le temps imprévisible et aléatoire de la différence. Ou, pour utiliser un terme emprunté à la musique contemporaine, ‘l’aléa’. Ces thèmes rythmiques des années 60 restent stratifiés comme des murs souterrains de failles inverses, sans jamais pourtant avoir été développés comme éléments structurants de la pensée deleuzienne.

Dans la seconde moitié des années 1970, Deleuze publie Kafka avec Guattari (1975) et Dialogues avec Parnet (1977), et, surtout, les actes du colloque organisé à l’IRCAM intitulé Rendre audible des forces non audibles (1978). Dans ces écrits, les dimensions articulées du temps pulsé et non-pulsé, du rythme et de l’individuation, de la vitesse et de la lenteur, et de l’autonomie du son qui devient production de paysage, mènent à certains concepts authentiquement deleuziens comme ceux de paysage mélodique, couleur audibleet personnage rythmique. Individuations territoriales singulières pour un espace-temps non-pulsé. Ces concepts trouveront un écho extraordinaire et inhabituel dans Mille Plateaux (1980), le deuxième volume de Capitalisme et Schizophrénie, un véritable livre « musical », débordant de variations géo-philosophiques sur le thème du rythme. Le noyau conceptuel de cette nouvelle manière de concevoir la Nature comme un « personnage rythmique aux transformations infinies » se trouve dans le onzième plateau, 1837 : De la Ritournelle, un concept auquel Deleuze et Guattari attribuent une importance cruciale.

La relation entre la musique et la philosophie dans la pensée deleuzienne peut ainsi être considérée comme une hybridation féconde qui mène, dans certains cas emblématiques, à une circulation des catégories d’un domaine à l’autre. Un premier cas emblématique consiste dans le vif intérêt que Deleuze et Guattari portent aux traditions musicales occidentales classique et romantique, tout comme à la pensée musicale contemporaine des nouvelles avant-gardes, mentionnée à plusieurs reprises dans les pages de Mille Plateaux. Un deuxième cas, qui ne peut être passé sous silence, est le potentiel musical de certains concepts comme ceux de différence et de répétition, de rhizome, de territorialisation et de déterritorialisation (et encore de re-territorialisation), qui stimulent la réflexion musicologique et nourrissent les pratiques compositionnelles de nombreux musiciens ayant explicitement reconnu l’influence de l’appareil conceptuel deleuzien (voir Dusapin, Aperghis ou Bernhard Land). Le troisième cas est plus complexe. Il s’agit du voyage qu’effectuent les concepts issus de la théorie musicale au sein de la philosophie de Deleuze et Guattari et qui les transforment en profondeur. Par exemple, la ritournelle, ou le duo espace strié/espace lisse, est empruntée aux considérations théoriques de Pierre Boulez sur la relation entre le continuum des fréquences audibles et la segmentation d’intervalles discrets. Finalement, plus complexe encore est la gamme d’influences, qui vont de la musique à la philosophie puis retournent de nouveau à la musique, telle qu’elle se trouve par exemple dans l’influence réciproque entre Deleuze et Pascale Criton, compositrice et théoricienne.

Les quatre itinéraires mentionnés ici (la réinterprétation deleuzienne de la tradition musicale européenne ; l’agencement de concepts philosophiques à la théorie et à la pratique musicales ; l’agencement de concepts issus de la sphère musicale à l’analyse philosophique ; l’influence réciproque de la musique et de la philosophie) n’ont pas pour objectif d’épuiser les nombreuses possibilités de développement de la « pensée-musique » de Deleuze (Criton & Chouvel  2015), mais plutôt de toucher à la nature rhizomatique et imprévisible de la relation qui existe entre l’art et la philosophique, qui, avec la science, sont considérés dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) comme autant de pratiques créatrices distinctes (bien que solidaires et, en quelque sorte, similaires).

Par conséquent, le numéro 10 de La Deleuzianaa pour intention d’explorer la philosophie de Deleuze et Guattari comme une philosophie du rythme et du chaos, c’est-à-dire de la Chaosmos. Ce numéro cherche à savoir s’il est possible de tirer de cette perspective des itinéraires de libération et de création supplémentaires bien que différents. Finalement, il entend examiner la possibilité de considérer la penséeelle-même comme son, ou rythme, infirmant « l’ancienne croyance » qui, de la Grèce antique à la société hypermétrique actuelle, a légitimé la « splendeur géométrique » des humains enarythmiques et de la répétition-mesure, produisant dans notre société à la fois des développements et des destructions extraordinaires. Il est temps de penser et construire collectivement une philosophie chaosmique, ou diastématique, capable de véhiculer une nouvelle vision de la Nature qui favorise l’avènement d’un homme non-pulsé.

Obsolete Capitalism et Stefano Oliva

Le terme homme est emprunté à Nietzsche (et Deleuze). Plus particulièrement, l’homme non-pulsé est une référence au personnage rythmique de Zarathoustra et à ceux qui deviennent. Les « hommes de surcroît » essayent à tous les niveaux de contrer les effets de « l’anthropo-culture » politique, spirituelle ou scientifique qui consolide constamment the principe grégaire de réalité et ils transcendent toute différence de genre. Par exemple, « l’homme » valeureux en transformation : l’homme-fleur et fruit, à la fois poire et rose du fragment n°2 276 1881-1882.

 

Thèmes suggérés :

  • Différence, répétition et rythme :: symétrie et dissymétrie ; répétition dynamique et évolution du geste ; répétition et mesure ; intensité et durée ; rythme, accent et polyrythmie ; enarythmie et incommensurabilité ; science et non-science du rythme
  • Géophilosophie :: nature et rythme ; nature et chaos ; nature et ritournelle; philosophies panthéistes radicales vs philosophies de la mesure dogmatique ; principe d’ordre et propriétés émergentes de la chaosmos ; chaos et ordre ; nouveau réductionnisme algorithmique
  • Son, espace et écrits musicaux :: diastème, intervalle, fréquence, isochronie et hétérochronie ; résonance, philosophie diastématique : notation et post-notation ; indétermination et aléa ; relation entre son et écriture ; son et couleur ; son et images ; nomadisme et bifurcation en nouveaux plans d’immanence ; mathématiques et métamatiques.
  • Musique et accélérationnisme :: vitesse et lenteur ; accélération et décélération ; pulsé et non-pulsé ; politiques de la libération ; chaos, rythme, subjectivité et souveraineté ; musique, son et bruit ; splendeur géométrique et splendeur polyrythmique ; Chaos-opera; afro-accélérationnisme ;« the future of man : silicon man or non-pulsed man ? » ; pour une discontinuité anthropologique
  • Rhizome et Ritournelle :: Black Atlantic ; Rhizomatique a-identitaire ; Antillanité ; Glissant, Gilroy, Eshun, Chude-Sokei, Davis, Dery ; Afro-futurisme et Chaos-Nature ; relation et coévolution ; cosmopolitisme et mondialisation ; relativité et chaos.
  • Géographies du son :: milieux de multiplicités ; Cage, Berio, Stockhausen, Boulez, Messiaen ; le mystère de 1837, Schumann, Proust, Wagner, Klee ; nouvelles spatialisations soniques et systèmes ouverts ; musiques électroniques, Black Electronics, improvisation et sons virtuels ; perspectives chaotiques et rythmiques de fiction sonique; possibilité de la pensée-son.

Œuvres citées :

Criton, P., & Chouvel, J. M. (2015). Gilles Deleuze : la pensée-musique. Paris: Centre de documentation de la musique contemporaine.

Deleuze, G., & Guattari, F. (1980). Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie 2. Paris: Editions de Minuit.

Deleuze, G. (1964). Proust et les signes. Paris: Presses Universitaires de France.

Glissant, E. (1990). Poétique de la relation. Paris: Gallimard.

 

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