Le titre de mon intervention, “Symptomatologies du désir entre XX et XXI siècle”, a l’ambition d’être tout d’abord un moyen de poser la question suivante : que s’est-il passé au désir entre les années 1970 et aujourd’hui ? Pourtant, le fait que je ne puisse véritablement répondre à une telle question que partiellement explique que mon exposé s’oriente vers un cas particulier. Je le traiterai comme une sorte de cas clinique, en observant les symptômes du malaise théorique dans un livre qui a été lui-même un instrument thérapeutique, à savoir L’anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. En partant des critiques exposées par Stiegler dans Pharmacologie du Front national – qui concernent principalement la confusion deleuzienne entre le désir et les pulsions, mais aussi l’oubli de l’idéologie – j’essaierai d’appliquer au désir de L’anti-Œdipe lui-même une méthode et une perspective symptomatologiques.
Ainsi au lieu d’exprimer une symptomatologie du désir de nos jours, le risque le plus évident est celui de rester au niveau du désir numérique, comme le font désormais beaucoup de gens, en voulant actualiser la perspective de Deleuze et Guattari – mais aussi celle de Spinoza – sans comprendre véritablement ce qu’est l’enjeu économique et politique d’aujourd’hui. Autrement dit, on risque d’oublier que dans le numérique contrôlé par le marketing et les chevaliers de l’Apocalypse (GAFA), il ne s’agit pas d’abord de désir, mais de l’exploitation des pulsions à travers la destruction de tous les appareils psychiques; ceux-ci sont remplacés par des automatismes neurologiques qui nous rendent de plus en plus des êtres pulsionnels et bêtes. Il nous faut donc en premier lieu décrire très rapidement ce que j’entend pour symptomatologie, mot qui vient de Deleuze, et introduit avant lui par Nietzsche et sa symptomatologie de la décadence.
Symptomatologie
Comme l’a expliqué François Zourabichvili, chez Deleuze « la “médecine de la civilisation” concerne avant tout le désir, traitant les phénomènes culturels comme autant de symptômes, de formations impliquant un investissement libidinal collectif » ((F. Zourabichvili, “Kant avec Masoch”, Multitudes, n.25, 2006, p. 91.)). Or, bien que la symptomatologie de la civilisation fut conçue par Deleuze en se référant essentiellement à la littérature, on peut penser la symptomatologie comme un véritable instrument philosophique. Autrement dit, si Deleuze, en se référant à la symptomatologie, a mis un coup d’arrêt à sa pensée en restant au niveau de la proposition, on peut toutefois développer la perspective symptomatologique pour théoriser à nouveaux frais l’agencement entre philosophie et réalité sociale. Je veux dire par là que la symptomatologie peut être conçue comme une sorte de schéma kantien pour connecter la philosophie à la réalité sociale et pour mettre le pathos à l’épreuve de la théorie philosophique (la philosophie étant presque toujours réticente à penser le pathos en tant que tel). Ce n’est pas une coïncidence d’ailleurs le fait que les motifs les plus évidents qui animent les derniers livres de Stiegler partent tous d’une dimension patho-logique : ils relèvent plusieurs symptômes de souffrance – tels que la misère symbolique, la prolétarisation ou la perte du sentiment d’exister.
Chez Stiegler la pensée est plongée dans des situations de malaise concernant des facultés génériquement humaines, telles que la langue, la mémoire, l’attention, l’émotivité, les affections et la créativité. En effet, nous vivons dans une époque où ces facultés sont exploitées au maximum par la civilisation, et il est désormais de plus en plus facile à voir que cette exploitation intensive a mis en danger les conditions mêmes de ces facultés. De ce point de vue, la symptomatologie marque la différence entre un approche philosophique qui veut prendre soin du monde et les philosophies qui demeurent abstraites et donc politiquement inutiles – et malheureusement nous pouvons en trouver plusieurs exemples même dans la discipline de la dite « philosophie politique». Il s’agit alors de développer un point de vue philosophique à la fois empiriste, socio-politique et radical, visant à comprendre les symptômes du malaise de tous et de chacun, pour être capable de prendre soin des gens afin de ne pas les laisser isolés, pauvres et tristes face à la crise généralisée que nous vivons.
Il convient toutefois de préciser que la symptomatologie sociale n’a absolument pas le but de soigner les symptômes, mais plutôt d’identifier la relation qui s’établie entre les malaises et les dispositifs de pouvoir de la civilisation, et ceci afin de solliciter les modes d’existence, de conduites, de pratiques et de normes en tant qu’inventions essentielles qui permettent de changer les contextes dans lesquels ces symptômes apparaissent.
Si dans Malaise dans la civilisation Freud a soutenu que la psychanalyse ne peut pas prendre soin de la civilisation elle-même, et elle peut seulement rechercher les symptômes de l’individu (ses névroses en particulier), la tâche de la perspective symptomatologique peut aller bien au-delà du sujet individuel – je ne veux pas dire par là que Freud a totalement oublié le niveau collectif du désir et de l’inconscient, mais je pose uniquement qu’il a choisi de soigner l’individu, le Ça de l’individu, son inconscient individuel, en renonçant au niveau véritablement social, et donc politique. De ce point de vue, alors, si le précurseur de la symptomatologie est Nietzsche (il a parlé de Symptomatologie de la décadence dès 1888) ((F. Nietzsche, Nachgelassene Fragmente 1887-1889, in Id., Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, édité par G. Colli e M. Montinari, Berlin, W. de Gruyer, 1967-1977 (vol. 14).)), la première symptomatologie sociale se trouve dans Dialectique de la raison ((T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, tr. É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1983.)), puisque ce livre représente une réponse à la fois philosophique et politique à Malaise dans la civilisation.
Dans ce livre, qui est riche à la fois de pathos et d’analyses très fines, Adorno et Horkheimer diagnostiquent les symptômes de l’Aufklärung pour comprendre les causes de son malaise et de sa toxicité pour la raison elle-même. Il s’agit de la même toxicité qui a été décrit en profondeur par Etats de choc, le livre de Stiegler qui peut être conçu comme une pharmacologie de la bêtise et, par là, de l’Aufklärung.
Or, le rapport entre symptomatologie et pharmacologie étant évident, il faut dire que la symptomatologie représente uniquement le tout premier pas thérapeutique, avant la pharmacologie – il s’agit du premier pas de la critique sociale. De ce point de vue, il est absolument nécessaire de distinguer la symptomatologie de la pharmacologie, puisque la première est une sorte d’instrument dans les mains de la perspective pharmacologique. À ce moment là on devrait penser que « faire attention », qui est l’attitude de la pharmacologie en tant que thérapeutique veut tout d’abord dire : faire attention aux symptômes du malaise dans la civilisation. Mais la symptomatologie elle-même peut aider la pharmacologie positive, qui est l’adoption de nouvelles pratiques et même l’invention de nouveaux pharmaka. Autrement dit, la pharmacologie a toujours besoin d’une symptomatologie qui évalue les effets des pharmaka tout en discernant parmi leurs positivités et leurs toxicités, tant il est vrai que « tout ce qui est thérapeutique peut redevenir toxique » ((B. Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion 2013, p. 295.)).
Aujourd’hui il s’agit donc de transporter la symptomatologie de la médecine en général et de la psychanalyse à la philosophie contemporaine, qui traite de ce qui se passe dans la société de Réseau : du travail à la connaissance, des relations sociales aux crises économiques, de la misère symbolique à la pauvreté matérielle et de l’attention en tant que condition fondamentale pour l’émergence du désir. Mais le but de la symptomatologie ne s’arrête pas là, car elle peut devenir symptomatologie de la philosophie elle-même, en portant l’attention sur les défauts théoriques d’une perspective philosophique ou sur ses faiblesses et confusions. Dans le sens le plus général, la symptomatologie philosophique a pour mission de pénétrer au cœur de la pensée théorique, et ce afin de diagnostiquer l’éloignement de certaines perspectives du tissu social et de décrire les symptômes qui affaiblissent et qui rendent malade une théorie dans le présent historique.
En considérant la double valence de la perspective symptomatologique, comme critique qui peut être sociale tout aussi bien que théorique, nous pouvons soit penser L’anti-Œdipe comme une symptomatologie du désir, soit faire une symptomatologie de L’anti-Œdipe lui-même : dans ce dernier cas, il s’agit d’interpréter les incohérences, les faiblesses ou les inconsistances du livre par rapport à la réalité de nos jours comme symptômes d’une défaut théorique. Le but de cette symptomatologie est d’identifier la possibilité d’une nouvelle symptomatologie, qui puisse se confronter aux problèmes tout à fait nouveaux liés au milieu numérique. Autrement dit, L’anti-Œdipe étant une formidable symptomatologie du XX° siècle, il faut cependant la symptomatologiser à son tour afin de établir les conditions pour des nouvelles symptomatologies du désir – celles du XXI° siècle.
Désir I
La première fois que j’ai lu L’anti-Œdipe je me suis senti très mal, si on peut le dire, du point de vue organologique, et c’est d’abord pour cette raison brutalement empirique que je considère cette ouvrage un livre symptomatologique. En effet, un écrivain symptomatologue doit faire éprouver le malaise collectif au lecteur à travers des symptômes qui peuvent se présenter différemment mais qui révèlent des tendances communes. En ce sens, L’anti-Œdipe m’a fait véritablement éprouver, dans ma vie quotidienne, le fait que l’inconscient tombe souvent en panne et qu’il est toujours conditionné par des formations sociales qui réduisent sa puissance. En un mot, ce livre m’a fait souffrir de mes bêtises et de mes défauts socialement donnés, mais au même temps il m’a interpellé, me demandant de redoubler d’effort dans mes relations affectives et sociales. Autrement dit, L’anti-Œdipe m’a montré ce que la philosophie peut faire afin de faciliter l’individuation psychique et collective.
En quittant mon expérience personnelle, on peut affirmer que si les livres de psychiatrie ou de psychologie ont toujours joué le Logos contre le pathos, en subordonnant les symptômes de malaise à des théories abstraites et soi-disant neutres du point de vue politique, L’anti-Œdipe a ambitionné de fonctionner comme une symptomatologie de la société capitaliste – même si il l’a fait d’une manière implicite et inachevée. En effet, Deleuze et Guattari, en s’appuyant sur plusieurs écrivains et poètes, ont tenté d’écrire un livre dans lequel le champ social et politique précède la théorie et où «il n’y avait plus lieu de savoir qui parlait au juste, un soignant, un soigné, un malade présent, passé ou à venir» ((“Deleuze et Guattari s’expliquent”, p. 305.)). Il s’agit par là tout précisément de la méthode utilisée par les écrivains: «bien malin qui dirait s’ils parlent en tant que malades ou médecins – malades ou médecins de la civilisation» ((Ibidem.)).
Mais à bien le voir, il ne s’agit pas uniquement de littérature : en se référant aussi aux travaux d’éthnopsychiatrie de Georges Devereux, Deleuze et Guattari veulent montrer que « la schizophrénie est le produit de la machine capitaliste », tout comme la manie dépressive et la paranoïa sont le produit de la machine despotique, par rapport à l’hystérie qui serait le produit de la machine territoriale primitive ((G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Oedipe, Minuit, Paris 1972, p. 43.)).
Quand on dit que la schizophrénie est notre maladie, la maladie de notre époque, on ne doit pas vouloir dire seulement que la vie moderne rend fou. Il ne s’agit pas de mode de vie, mais de procès de production. […] Nous voulons dire que le capitalisme, dans son processus de production, produit une formidable charge schizophrénique sur laquelle il fait porter tout les poids de sa répression, mais qui ne cesse de se reproduire comme limite du procès. Car le capitalisme ne cesse pas de contrarier, d’inhiber sa tendance en même temps qu’ils se précipite; il ne cesse de repousser sa limite en même temps qu’il y tend. […] La société est schizophrénisante au niveau de son infrastructure, de son mode de production, de ses circuits économiques capitalistes les plus précis ((Ivi, p. 44, 437.)).
En suivant cette perspective, c’est évident que nous nous retrouvons du coté antagoniste au point de vue freudien de Malaise dans la civilisation : on se place en effet sur le plan politique, c’est-à-dire celui qui a été repoussé par Freud pour fonder scientifiquement la psychanalyse. C’est bien ainsi que on peut retrouver le point de départ critique mais aussi symptomatologique de L’anti-Œdipe dans le fait que, pour les deux auteurs, la psychanalyse « a écrasé les phénomènes de désir sur une scène familiale, écrasé toute la dimension politique et économique de la libido dans une code conformiste. Dés que le “malade” se met à parler politique, à délirer politique, il faut voir ce que la psychanalyse en fait » ((Ivi, p. 319.)).
Deleuze et Guattari considèrent par cela la psychanalyse comme « une sorte de théologie négative qui comporte un appel à le résignation infinie » ((Ivi, p. 311.))à travers le manque et la castration. Cette forme de théologie négative deviendrait tout à fait fonctionnelle aux moyens de productions de la société capitaliste et à ses dispositifs de pouvoir. Plus précisément, la psychanalyse elle-même deviendrait le moyen de production de la subjectivité capitaliste. Contre cette perspective réactionnaire ils proposent une conception positive et productive du désir, « comme désir qui produit, non pas désir qui manque » ((Ivi, p. 311.)), parce que « ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit » ((Ibidem.)).
Deleuze et Guattari s’opposaient à une conception classique du désir qu’ils qualifient d’idéaliste, à laquelle ils reprochaient de penser le désir négativement en le faisant dériver du manque. Tout en opposition à cette tradition, L’anti-Œdipe entend redonner au désir sa dimension positive, la positivité et l’affirmation du désir étant ce qui constitue le social comme processus de production – production « industrielle », en comparant l’inconscient à une usine et non plus au théâtre d’Œdipe ((«Nous reprochons deux choses à la psychanalyse, de ne pas comprendre ce qu’est un délire, parce qu’elle ne voit pas que le délire est l’investissement d’un champ social pris dans toute son extension, et de ne pas comprendre que c’est le désir, parce qu’elle ne voit pas que l’inconscient est une usine et non pas une scène de théâtre», Ivi, p. 306.)).
Nous savons bien d’où vient le manque – et son corrélat subjectif, le fantasme. Le manque est aménagé, organisé dans la production sociale. […] C’est l’art d’une classe dominante, cette pratique du vide comme économie de marché : organiser le manque dans l’abondance de production, faire basculer tout le désir dans la grande peur de manquer ((Ivi, p. 37.)).
D’un point de vue symptomatologique, la perception et la conception du désir à travers le manque serait le symptôme d’une domination capitaliste de l’inconscient – c’est cette domination qui engendrait l’inconscient réactif dans le sens de Nietzsche. Jusqu’ici le discours de L’anti-Œdipe est clair, cependant Deleuze et Guattari affirment aussi que «le champ social est immédiatement parcouru par le désir» et que «la libido n’a besoin de nulle médiation ni sublimation, nulle opération psychique, nulle transformation, pour investir les forces productives et les rapports de production. Il n’y a que du désir et du social, et rien d’autre» ((Ivi, p. 38.)). Or, cette affirmation est problématique dans la mesure où selon Deleuze et Guattari les machines désirantes sont précisément, et à la fois, des pulsions ((Ivi, p. 44.)) et le désir lui-même ((“La thèse de la schizo-analyse est simple: le désir est machine, synthèse de machines, agencement machinique – machines désirantes” (356).)).
Il y a donc une sorte de confusion entre pulsion et désir fondée sur l’oubli ou le refoulement des pulsions par rapport au social et ce refoulement est tout à fait symptomatique du problème que Stiegler a montré dans Pharmacologie du Front National, à savoir l’inconsistance théorique de la thèse selon laquelle, comme le disait Reich, les masses ont littéralement désiré le fascisme.
Ce qui est en jeu, pour Stiegler, dans sa critique de la confusion entre désir et pulsions est de trouver les ressources (théoriques) pour faire face à ce qui arrive aujourd’hui, c’est-à-dire le capitalisme pulsionnel, l’extrême-droitisation et les idéologèmes du marketing qui court-circuitent les processus d’individuation de tous et de chacun. Voilà donc ce qui fait une nouvelle symptomatologie du désir, tout en faisant aussi une symptomatologie de la symptomatologie anti-œdipienne. Autrement dit, Pharmacologie du Front national développe une symptomatologie du désir au XXI° siècle en symptomatologisant celle plus révolutionnaire du XX° et par là le XX° siècle lui-même. Et c’est toujours comme ça, d’ailleurs : pour se développer, une symptomatologie a évidemment besoin de s’appuyer sur une symptomatologie précédente, en la symptomatologisant a son tour – c’est-à-dire en diagnostiquant ce qui ne marche pas bien ou ne marche plus du tout dans la théorie observée.
Cela ne signifie absolument pas que la symptomatologie conduit à une mise en abîme systématique des symptômes, il s’agit plutôt d’une mise en réseaux de toutes les interpretations des symptômes sociales, données pendant le cours de l’histoire, par les philosophes qui ont essayé de parcourir la rue de la thérapeutique sociale. Autrement dit, la symptomatologie, quand elle est développée par la philosophie, ne commence jamais à partir d’une table rase, puisque les symptômes qu’elle va diagnostiquer sont toujours déjà fabriqués par les symptomatologues précédents. Il est vrai d’autre part que cette explication de la symptomatologie ne rend pas compte de l’activité symptomatologique à part entière car elle est toujours en action dans la vie de l’humanité entière – qui elle-même ne lit pas beaucoup de philosophie. À ce propos, on pourrait penser cette activité en général comme “comparaison sociale” des signes et des états psychosomatiques, mais cette interrogation autour du statut épistémologique de la symptomatologie ne peut être exposée ici. Je me limite ici à affirmer que la symptomatologie est toujours une sémiotique, en venant quant à son origine de la sémiotique médicale, et donc elle peut être pratiquée, en tant que interpretation et catégorisation de signes par tout ceux qui veulent prendre soin de la dimension sociale de la signification.
Quoi qui l’en soit, et pour revenir au sujet de mon intervention, à savoir le désir, il y a aussi un problème de genre théorique, même ontologique, qu’il faut sans doute signaler afin de poursuivre la symptomatologie mise en place par Stiegler. On pourrait affirmer que Deleuze et Guattari aient cédé à la tentation de concevoir le désir en tant que principe métaphysique, tout à fait proche à la fois de la différence et du préindividuel – il s’agissait alors d’une sorte de mélange infra-théorique entre les deux. Or, pour comprendre cette montée du désir au niveau métaphysique et ontologique, il faut se souvenir de quelques passages du chef d’œuvre théorique de Deleuze : Différence et répétition, qui détache la différence des contraintes de la dialectique et de la représentation, tout en montrant que la pensée est plongée dans la bêtise avant de rencontrer la violence du signe.
En nous référant à Différence et répétition, nous pouvons affirmer que la différence arrive à la pensée, elle est toujours déjà là, c’est-à-dire dans le préindividuel, et elle fait violence au penseur à travers le signe. Deleuze nous dit que la pensée d’abord ne pense pas, car il faut une différence pour faire penser le sujet – et par là, tout en suivant Hume, pour le constituer. Quant à la pensée, elle survient à penser à travers la répétition de la violence du signe, c’est-à-dire en contre-effectuant cette violence par l’intermédiaire de l’imagination : c’est bien ainsi que la pensée trace son propre plan d’immanence. Cela veut dire que la formation de la pensée est soumise au mouvement de la différence et de la répétition : telle est la révolution de l’empirisme transcendantal qui envisageait déjà la dimension du désir avant la rencontre avec Guattari. En effet, dans L’anti-Œdipe le désir est traitée comme la différence, à savoir comme un principe ontologique, tandis qu’il devrait être conçu comme la pensée, c’est-à-dire à partir d’un processus qui se développe à travers le mouvement de différence et répétition, comme d’ailleurs semble évident dans Présentation de Sacher Masoch, où l’énergie libidinale est conçue comme le produit de la transformation des pulsions par la répétition – la différence étant tout ce qui arrive au ça, donc à l’inconscient qui est toujours et à cause de sa propre nature violenté par elle.
Or, bien que dans L’anti-Œdipe il n’y ait plus cette influence masochienne, c’est justement d’après le masochisme illustré par Masoch que dans Mille Plateaux Deleuze et Guattari peuvent nous dire : « Faites-vous donc un corps sans organes », le corps sans organes consistant dans le désorganisation des organes, jusqu’à leur inutilité totale. Cette désorganisation advient souvent à travers la couture des organes : le masochiste « se fait coudre par son sadique ou sa putain, coudre les yeux, l’anus, l’urètre, les seins, le nez » ((MP, p. 186-187.)), en empêchant par là aux organes de fonctionner. En ce sens là, alors, on peut dire que, à la lettre, il s’agit de finir avec les plaisirs de l’existence, donc d’inexister, pour exister autrement. Cela nous conduit à un élément très important pour comprendre le bricolage du masochiste. On se tromperait de registre si on définissait le masochisme par l’attrait de la souffrance et la volonté de la douleur, parce que ce qui compte est la suspension du plaisir qui advient par la subversion et le sabotage de l’organisme : au-delà du plaisir et de la douleur, il y a le désir.
De plus, Masoch semble manifester des éléments de l’amour courtois qui font de l’ascèse «la condition du désir» ((G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, p. 120, où « le processus du désir est nommé “joie”, non pas manque ou demande ».))en tant que suspension de l’enchaînement désir-plaisir. Finalement, en gardant le rapport de réciprocité entre désir et pensée, fondé sur l’empirisme transcendantal, il semble juste d’affirmer que tout comme la pensée doit tracer son plan d’immanence, le désir doit gagner son propre plan de consistance. Or, ce qui était lisible, seulement après coup, dans Présentation de Sacher Masoch le sera bien évidemment dans Dialogues (1977) et après dans Mille Plateaux, bien qu’il semble être refoulé dans L’anti-Œdipe.
Désir II
Dans Dialogues, le livre écrit avec Claire Parnet, le désir semble changer de statut par rapport à L’anti-Œdipe, puisque il est conçu en tant que processus qui déroule un plan de consistance ((Ivi, p. 108.)). Deleuze affirme d’ailleurs que le désir est «strictement immanent à [ce] plan auquel il ne préexiste pas» et il s’agit d’un plan «qu’il faut construire». En plus, pour Deleuze, pour autant qu’il est individuelle, «la construction du plan est une politique, elle engage nécessairement un “collectif”, des agencements collectifs, un ensemble de devenirs sociaux» ((Ibidem.).
Avant d’affirmer cela, Deleuze dit aussi que le désir est un processus immanent à la société, tandis que dans L’anti-Œdipe il est conçu comme «principe immanent» ((G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, p. 12.)). Autrement dit, si, comme nous l’avons vu toute à l’heure, le désir de L’anti-Œdipe est conçu comme un principe qui relève du préindividuel simondonnien, dans Dialogues c’est la dimension processuelle qui émerge et qui fait signe à la transindividuation, c’est-à-dire vers une construction politique des significations:
Le désir est inséparable d’un plan de consistance qu’il faut chaque fois construire pièce à pièce […] plan de consistance qu’il trace au cours de son procès […] il n’y a de désir qu’agencé ou machiné […] sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit. […] Hors de ces conditions vous manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez précisément des conditions qui rendent un désir possible ((Ivi, p. 115, 118-119 (l’ordre des pages a été renversé).)).
Le désir vient donc après la construction du plan, il vient après et non plus avant comme il était dans L’anti-Œdipe. En plus, faute d’une maintenance ou d’une thérapeutique – telle que la schizoanalyse, par exemple – ce plan de consistance peut toujours se briser:
Il appartient à ce plan d’immanence ou de consistance de comprendre des brouillards, des pestes, des vides, des sauts, des immobilisations, des suspens, des précipitations. Car l’échec fait partie du plan lui-même: il faut en effet toujours reprendre, reprendre au milieu, pour donner aux éléments de nouveaux rapports de vitesse et de lenteur qui les font changer d’agencement, sauter d’un agencement à l’autre ((Ivi, p. 113.)).
Il va sans dire que une telle conception du désir se rapproche de la perspective épiméthéeienne qui conduit la critique de Pharmacologie du Front national au désir anti-oedipienne. D’autre part, nous avons ainsi atteint le plan le plus théorique de la symptomatologie, à savoir le plan ontologique, qui exigerait un approfondissement à la fois rigoureux mais difficile dans cette intervention. Par contre, il semble absolument mieux de se concentrer sur le plan pathologique, sur lequel le désir se remue dans l’histoire, en plongeant donc la symptomatologie dans la réalité sociale des individus entre le ’68 et nos jours.
Bien que la confusion entre désir et pulsion soit un symptôme théorique, elle est toutefois révélatrice des conditions historiques et sociales dans lesquelles L’anti-Œdipe est plongée – à savoir l’après-68, où le désir a été conçu comme un événement révolutionnaire – et vers la lutte engagée par Deleuze contre le dualisme et la dialectique. En regardant de plus près, on peut dire que ces deux choses sont intimement en fait entrelacées.
Comme nous l’avons déjà observé, après 1968 et inspirés par cet événement, Deleuze et Guattari théorisent une nouvelle image du désir : tout comme la différence, le désir arrive, et il est toujours déjà là, sans besoin de transformations préalable des pulsions. Voilà donc la cause politique du symptôme de confusion théorique entre désir et pulsions.
Si nous invoquons le désir comme instance révolutionnaire, c’est parce que nous croyons que la société capitalistique peut supporter beaucoup de manifestations d’intérêt, mais aucune manifestation de désir, qui suffirait à faire sauter ses structures de base, même au niveau de l’école maternelle ((Ivi, p. 459.)).
Il s’agissait pour Deleuze et Guattari d’élever un événement, tel quel le mai ’68 en France, au rang de arrière-plan historique ou, ce qui revient au même, de cristalliser le processus de production du désir en tant que principe irréductible de l’instance révolutionnaire. C’est bien ainsi que L’anti-Œdipe a mis en place un renversement ontologique par lequel ce qui devrait être conquis devient ce qui est toujours déjà là comme événement à actualiser, à savoir la révolution, pour autant qu’elle soit moléculaire ou libidinale.
Quant au problème du dualisme des pulsions et sa fonctionnalité dialectique, il faut dire que on n’a pas encore dit le dernier mot à propos de ce sujet. En effet, dans L’anti-Œdipe on peut retrouver un passage où cette question est à la fois bien expliqué et porteuse d’une possibilité pour complexifier le statut du désir en dépassant la dualité pulsionnelle, vers une multiplicité irréductible à la couple Eros-Thanatos, c’est-à-dire la dualité des pulsions de vie et pulsions de mort:
Freud, dés le début, par son dualisme obstiné des pulsions, n’a pas cessé de vouloir limiter la découverte d’une essence subjective ou vitale du désir comme libido. Mais quand le désir est passé dans un instinct de morte contre Éros, ce ne fut plus simplement une limitation, ce fut une liquidation de la libido. […] Dualisme qui réclame une opposition qualitative entre les pulsions […], entre Éros et Thanatos. […] Il s’agit d’éliminer la libido, en tant que celle-ci implique la possibilité de conversions énergétiques dans la machine (Libido-Numen-Voluptas). Il s’agit d’imposer une dualité énergétique qui rend les transformations machiniques impossibles, tout devant passer par une énergie neutre indifférente, celle qui émane d’Œdipe, capable de s’ajouter à l’une ou à l’autre des deux formes irréductibles – neutraliser, mortifier la vie. Les dualités topique et dynamique ont pour but d’écarter le point de vue de la multiplicité fonctionnelle qui, seul, est économique. (Szondi posera bien le problème : pourquoi deux sortes de pulsions qualifiées molaires, fonctionnant mystérieusement, c’est-à-dire œdipiennement, plutôt que n gènes de pulsions, huit gènes moléculaires par exemple, fonctionnant machiniquement?) ((Ivi, p. 401-402.)).
Dans cette parenthèse on peut alors retrouver la racine d’une potentielle piste de recherche qui, si conduite en profondeur, peut devenir tout à fait nouvelle par rapport aux études deleuziens, à savoir le processus de différentiation (différent/ciation) entre pulsions et désirs . C’est ainsi que en multipliant les pulsions, on pourrait maintenir à la fois la dimension moléculaire de l’inconscient et la nature processuelle du désir – c’est-à-dire sa nature artificielle – qui relèverait des transformations non dialectiques des pulsions. Pour penser cela, il faudrait cependant considérer très sérieusement le rôle qui peut jouer la différance dans la façon où Derrida en a montré la stratégie libidinale dans La carte postale (et en particulier dans le texte « Spéculer – sur ”Freud” »).
En reprenant le discours derridien, Stiegler affirme que « la libido telle que Freud la pense à partir de 1920 est avant tout le processus de la trans-formation des pulsions en désir, c’est à dire en investissement, par le détournement de leurs buts, par leur différance » ((B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, Flammarion, Paris 2013, p. 203.)). C’est à partir de ce point là d’ailleurs qu’on peut conduire la critique au désir de Deleuze et Guattari. En particulier, Stiegler va bien plus loin de Derrida sur le plan politique – et donc, symptomatologique – quand il affirme que le désir peut toujours se décomposer, et que « la fabrication comportementale qui est mise en jeu par l’idéologie du marketing comme marketing de l’idéologie se produit non pas comme endoctrinement ou comme répression par des moules, mais comme modulation et comme régression vers les pulsions » ((Ivi, p. 212.)). Il s’agit d’ailleurs du véritable risque libidinal des sociétés de contrôle décrites par Deleuze en 1990 et aujourd’hui devenus tout à fait réelles par l’intermédiaire des technologies numériques.
Désir, pulsion et marketing
Même si on peut croire que 1968 ait été la manifestation sociale et révolutionnaire du désir, ceci n’est plus vrai aujourd’hui, car nous sommes confrontés à la manifestation obsessive des pulsions comme expression de soi et à leur captation systématique par le marketing. Or, nous avons vu tout à l’heure que les pulsions ont étés presque oubliées par Deleuze et Guattari dans leur premier livre. Le fait singulier c’est que L’anti-Œdipe a été publié en 1972, c’est à dire au moment où s’annonçaient les premiers symptômes de la toxicité systémique du modèle consumériste et pulsionnel.
En faisant face à la question du fascisme par rapport à l’extrême-droitisation de nos jours, et en la liant avec la tendance totalitaire du marketing, Pharmacologie du Front national nous offre alors un raisonnement qui part des symptômes du malaise théorique que L’anti-Œdipe manifeste, Stiegler soulignant le passage où Deleuze et Guattari affirment que
Jamais Reich n’est plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir, en termes de désir : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment, en telles circonstances, et en cela il faut expliquer cette perversion du désir grégaire ((Cit. in ivi, p. 192.)).
Voilà donc le raisonnement de Stiegler face à cette considération, laquelle demeure cependant très suggestive et très intéressante d’un point de vue symptomatologique, car elle nous indique une dimension collective du désir et par là de son malaise. Quoi qu’il en soit, la question posée par Pharmacologie du Front national est incontournable :
Mais s’agit-il ici précisément de désir ? Le désir peut-il être grégaire ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une déliaison pulsionnelle du désir, de sa décomposition, c’est à dire de sa régression à un stade archaïque où précisément il ne contribue plus à l’individuation psychique et sociale, c’est à dire à l’augmentation, à l’affirmation, [du social] mais où, au contraire, il participe d’une désindividuation psychique aussi bien que sociale, et d’une frustration – c’est à dire justement d’un manque ? […] on ne peut pas à la fois poser que le désir est affirmation et intensification de l’individuation, et non manque, et voir dans l’extrémisation de la frustration qu’exprime le comportement grégaire fasciste une forme du désir ((Ivi, pp. 192-193.)).
À cette remarque, nous pouvons ajouter un autre symptôme manifesté par L’anti-Œdipe – et il s’agit d’un passage très clair par rapport au niveau pulsionnel qu’on atteint en rapportant la libido au fascisme. Dans ce passage Deleuze et Guattari soulignent que «Hitler faisait bander les fascistes. Les drapeaux, les nations, les armées, les banques font bander beaucoup de gens» ((G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, p. 352.)). Or, il devient difficile de considérer le « bander » comme une expression du désir et non pas des pulsions. On ne peut penser « bander » comme un mouvement désirant que si l’on conçoit le désir d’une façon spontanéiste, pourtant Deleuze et Guattari sont clairs à ce sujet et répètent plusieurs fois que « le désir […] est constructiviste, pas du tout spontanéiste » ((G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, p. 116.)).
Il y a un autre problème très important par rapport à ce qui arrive aujourd’hui avec la nouvelle vague de la Révolution conservatrice, à savoir le psychopouvoirs et les neuro-pouvoirs de l’idéologie néo-libérale véhiculée par le marketing. Pharmacologie du Front national montre bien, par ailleurs, que au même temps où Deleuze et Guattari veulent se débarrasser de l’idéologie pour désirer dans une façon révolutionnaire, il se trouvent désarmés par des nouvelles idéologies (néoconservatisme, idéologie de la fin de l’idéologies, etc.) et finalement les agencements collectifs n’agencent plus que au niveau interindividuel. C’est le moment où D&G oublient la réalité toxique de l’idéologie, dont l’effet plus étonnant c’est que toute transindividuation politique et désirante est court-circuitée. Il s’agit de ce qui a conduit à la mort du désir, assassiné par les pulsions sollicitées par le marketing :
Et oubliant la question initiale de l’idéologie, elle peut même être mise au service de l’idéologie de la fin des idéologies qui caractérisera le devenir du capitalisme à la fin du XXè siècle à travers la révolution conservatrice et où “il n’y a pas d’alternative” ((B. Stiegler, Pharmacologie du Front national, p. 203.)).
Voilà l’enjeu de l’idéologie et de son oubli, dont L’anti-Œdipe est parmi les responsables théoriques, même si indirectement; cependant, il y a tous les éléments pour penser que pendant les années ’80 Deleuze et Guattari, et de deux façons différentes, ont commencé à reformuler leur concept de désir, sans atteindre un accomplissement, mais en nous donnant des nouvelles lents pour observer la réalité socio-libidinale, à savoir trois textes qui demeurent très actuels de nos jours : Les années d’hiver, le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle et Qu’est-ce que la philosophie?. Ce qui est intéressant dans cette nouvelle pensée du désir c’est que pour arriver à le penser différemment, soit Deleuze soit Guattari ont pratiqué la symptomatologie sur leurs propres théories : ils ont commencé à percevoir la faiblesse des agencements collectifs du désir ainsi que la force idéologique du marketing.
Si donc une schizo-analyse, qui est une maintenance libidinale et politique de l’inconscient, est nécessaire, elle devrait faire face à l’idéologie de la révolution conservatrice et à la destruction systématique des agencements du désir. Cette idéologie a remplacé par des pulsions détruisantes le désir lui-même et le tout social, surtout dans le milieu numérique. Ce rôle de la schizo-analyse peut être pensée par l’intermédiaire de la pharmacologie et, par là, d’une point de vue organologique, par le fait que «les machines désirantes sont à la fois techniques et sociales» ((AE, p. 42.)). En considérant que les machines de la schizo-analyse peuvent être traduites par les organes de l’organologie – les organes étant psychosomatiques, techniques et sociales, tout comme les machines de Deleuze et Guattari –, cela nous permet de concevoir chez Deleuze et Guattari les pulsions au niveau organologique :
[La schizo-analyse] marque le point où la machine sociale, la machine technique, la machine désirante s’épousent étroitement et font communiquer leurs régimes. Elle demande si cette société est capable de cela, et ce qu’elle vaut si elle n’en est pas capable ((Ivi, p. 461.)).
C’est à partir de ce premier ébauche d’organologie, et des symptômes qu’elle manifeste, qu’il devient possible de concevoir une pharmacologie positive reconstituant les bases matérielles, techniques et sociales du désir, dont le plan demeure à construire et dont les organes nécessitent une maintenance continue, car ils peuvent toujours se détraquer : telle est la raison qui fait qu’aujourd’hui la construction de ce plan est devenue de plus en plus difficile – mais pas impossible.
Paolo Vignola
(texte de la conférence prononcée à l’académie d’été 2013 de l’école pharmakon.fr, dirigée par Bernard Stiegler).